UE – Analyse des risques juridiques, financiers et politiques liés à l’utilisation des avoirs russes immobilisés

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Le 23 novembre 2025
UE – Analyse des risques juridiques, financiers et politiques liés à l’utilisation des avoirs russes immobilisés

La question de l’utilisation des avoirs souverains russes immobilisés chez Euroclear place aujourd’hui l’Union européenne devant une ligne de fracture juridique particulièrement sensible : demeurer dans le périmètre du gel conservatoire — mesure réversible, compatible avec la logique des sanctions — ou franchir le seuil d’une affectation irrévocable des fonds au profit de l’Ukraine. 

Ce passage du gel à la disposition constitue un changement de paradigme majeur, qui heurte les principes fondamentaux du droit international public, affecte directement la structure des immunités souveraines et interroge, plus largement, la stabilité de l’architecture financière internationale.

En l’espèce, la Belgique, État de siège d’Euroclear et bénéficiaire d’un rendement fiscal exceptionnel lié au blocage de ces avoirs, occupe une position singulière. Sa prudence apparente traduit moins une hésitation politique qu’une nécessité objective : concilier loyauté européenne, soutien concret à l’Ukraine et protection de la sécurité juridique, financière et systémique du Royaume.

I. Le cadre général : de la gestion des intérêts au débat sur le capital

Près de 300 milliards EUR d’avoirs russes ont été immobilisés dans le G7 et l’UE, dont 176 à 200 milliards EUR auprès d’Euroclear. L’Union européenne a déjà franchi une étape significative en transférant à l’Ukraine les « windfall profits » issus de ces avoirs, en vertu de la décision du 21 mai 2024.

La Commission et le G7 envisagent désormais un prêt de 140 à 165 milliards EUR garanti par les revenus futurs de ces avoirs. Plusieurs États souhaitent même une confiscation partielle ou totale du capital.

Dès lors, c’est ce glissement — de l’usage limité des intérêts à une logique de garantie puis de réparation adossée au capital — qui cristallise les risques juridiques les plus sérieux. Il s’agit en effet de passer d’une mesure conservatoire à une mesure constitutive d’un véritable transfert patrimonial, touchant au cœur de l’immunité d’exécution des États.

II. La position belge : prudence juridique et réalité budgétaire

La Belgique assume un rôle central dans ce dossier. Euroclear engrange des revenus extraordinaires (4,4 milliards EUR en 2023 ; 6,9 milliards EUR en 2024), lourdement taxés en Belgique (625 millions EUR en 2023 ; 1,7 milliard EUR attendus en 2024). La disparition de cette rente fiscale bouleverserait substantiellement l’équilibre budgétaire.

Par ailleurs, le gouvernement belge met en lumière les risques systémiques qu’une décision unilatérale ferait peser sur Euroclear et sur la place financière belge. Les autorités nationales réclament donc un partage des risques entre États membres, un fondement juridique clair et une transparence renforcée sur les avoirs conservés hors de Belgique.

La dimension financière s’entremêle ici intimement au raisonnement juridique : les risques théoriques trouvent leur traduction concrète dans la vulnérabilité même de l’infrastructure belge.

III. Les principaux risques juridiques identifiés

1. En droit international public : un danger direct pour la souveraineté des États

Le droit international public repose sur un principe cardinal : l’immunité d’exécution des biens de l’État étranger, et plus spécifiquement des actifs de sa banque centrale. Cette immunité n’est pas un privilège politique : elle constitue un mécanisme de protection de la souveraineté étatique, garantissant qu’aucun État ne puisse disposer des biens d’un autre en dehors d’un cadre strict et exceptionnel.

a) Le gel : mesure admise car réversible

Le gel des avoirs est toléré comme une mesure conservatoire, car son essence même est la réversibilité. L’État visé conserve la propriété et peut récupérer ses biens si la mesure est levée.

b) La confiscation : une atteinte directe à la souveraineté

La confiscation ou l’affectation irrévocable du capital constitue une expropriation de facto. Elle rompt la frontière soigneusement maintenue entre sanctions économiques et atteinte patrimoniale directe. Or, dès lors qu’un État ou une organisation internationale s’arrogerait un pouvoir de disposition sur les biens souverains d’un autre État, c’est le principe même de l’égalité souveraine qui serait mis à mal.

Accepter une telle mesure reviendrait à consacrer une exception structurelle au bénéfice des États politiquement ou militairement puissants, créant un précédent susceptible, mutatis mutandis, d’être invoqué demain contre n’importe quel État tiers. Cette dynamique serait de nature à éroder durablement la protection des biens souverains dans l’ordre international.

c) Les contre-mesures : un terrain fragile

Si la théorie des contre-mesures est parfois évoquée pour justifier une affectation des avoirs russes, il convient de rappeler que :

  • les contre-mesures doivent être temporairement réversibles,
  • proportionnées,
  • et strictement destinées à obtenir le retour à la légalité.

Or, une confiscation ou un transfert définitif ne répond à aucun de ces critères. Un tel argument reposerait sur une déformation du régime juridique des contre-mesures, dangereuse pour l’équilibre global du droit international.

d) Risques contentieux

La Russie pourrait saisir la CIJ, engager des arbitrages ou multiplier des recours internes. Surtout, elle pourrait invoquer une atteinte à son immunité souveraine, ce qui placerait l’Union dans une position juridiquement fragile, tant vis-à-vis de la Russie que vis-à-vis de l’ensemble de la communauté internationale.

2. En droit de l’Union et en matière de droits fondamentaux

La base juridique d’une confiscation demeure incertaine. Le droit de propriété protégé par la Charte impose que toute privation soit légalement encadrée, proportionnée et accompagnée d’une compensation. Aucun de ces éléments n’est réuni.

La sécurité juridique et la protection de la confiance légitime sont également mises à mal : la stabilité du régime de l’euro comme devise internationale repose précisément sur la prévisibilité et la neutralité politique du système.

3. Risques de contentieux privés

Euroclear ou l’État belge pourraient être poursuivis contractuellement ou sur le terrain de la responsabilité. D’autres États pourraient redéployer leurs réserves vers des devises perçues comme moins exposées à des décisions politiques.

IV. Les risques financiers et systémiques

Euroclear pourrait être tenue, dans un scénario défavorable, de restituer des montants déjà transférés. Les conséquences financières pour la Belgique seraient majeures, impliquant soit une recapitalisation, soit un soutien public massif, soit une onde de choc systémique.

La BCE a souligné son inquiétude : une utilisation intrusive des avoirs souverains pourrait saper la confiance dans l’euro. Cela pourrait provoquer des réallocations massives vers le dollar, le franc suisse ou l’or.

Les représailles russes – y compris hybrides – accentuent le risque global.

V. Analyse d’ensemble de la position belge

Sur le plan juridique, les réserves exprimées par la Belgique sont sérieuses : le passage du gel à la confiscation constitue un saut normatif lourd de conséquences pour la protection des immunités souveraines.

Sur le plan financier, les revenus générés constituent une ressource importante, tandis qu’Euroclear demeure une infrastructure critique.

Politiquement, la Belgique demeure pro-ukrainienne, mais refuse d’endosser seule les risques d’une décision initiée au niveau européen et international.

En conséquence, l’Union européenne explore une voie ambitieuse, mais intrinsèquement fragile : affecter les avoirs russes à la reconstruction ukrainienne. En l’absence d’un fondement certain en droit international, toute initiative allant au-delà du gel menace de porter atteinte aux immunités souveraines, au risque de fissurer l’édifice même de la souveraineté étatique et de créer un précédent dangereux pour l’ensemble du système international.

La Belgique, en raison de son rôle central via Euroclear, ne peut ignorer les implications systémiques et patrimoniales d’une telle orientation. Sa prudence procède non d’une posture politique, mais d’une exigence élémentaire de proportionnalité : soutenir l’Ukraine, oui, mais sans compromettre l’ordre juridique international, la stabilité financière nationale et l’intégrité des infrastructures européennes.

Toute évolution devra, in fine, être envisagée cum grano salis, sur la base d’un fondement juridique solide, d’un partage clair des risques et d’une gestion prudente de l’équilibre mondial.